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Le principe de l’honnêteté scientifique est là encore un principe nouveau qui n’est apparu qu’après l’avènement de l’islam
Le principe de l’honnêteté scientifique est là encore un principe nouveau qui n’est apparu qu’après l’avènement de l’islam. En l’absence de principes religieux ou éthiques, les gens n’hésitaient pas à s’attribuer les différentes découvertes pour en tirer richesse et renommée.
Si l’honnêteté scientifique implique le respect de la propriété intellectuelle et scientifique, et d’attribuer les efforts et les découvertes à leur auteur légitime, les savants musulmans ont particulièrement souffert de l’usurpation de leurs recherches et de leurs découvertes, que des savants occidentaux nés des dizaines ou des centaines d’années après eux n’ont pas hésité à s’approprier.
Nul n’ignore aujourd’hui l’usurpation éhontée dont a été victime l’éminent savant musulman Ibn an-Nafîs, découvreur de la circulation pulmonaire. Il avait décrit ce phénomène en détail dans son ouvrage Sharh tashrîh al-qânûn (Commentaire sur l’anatomie du Canon d’Ibn Sînâ). Toutefois, cette vérité est restée ignorée durant de longs siècles et la découverte a été par la suite faussement attribuée au médecin anglais William Harvey[1], qui a étudié la circulation sanguine plus de trois siècles après la mort d’Ibn an-Nafîs. L’erreur continua à se propager jusqu’à ce que le médecin égyptien Muhyî ad-Dîn at-Tatâwî mette à jour la vérité.
Le médecin italien Alpago avait en 1547 traduit en latin certaines parties de l’ouvrage d’Ibn an-Nafîs Sharh tashrîh al-qânûn. Ce médecin, qui avait vécu plus de trente ans à Damas, connaissait bien l’arabe et traduisait d’arabe en latin. Il avait entre autres traduit la partie concernant la circulation pulmonaire. Cependant, cette traduction avait été perdue. On s’accorde à considérer qu’un savant espagnol, Michel Servet, qui n’était pas médecin et étudiait à l’université de Paris, a eu entre les mains la traduction par Alpago des travaux d’Ibn an-Nafîs. Cependant, Michel Servet étant accusé d’hérésie, il fut renvoyé de l’université, exilé, et finit, en 1553, par être brûlé vif tandis que la plupart de ses livres étaient brûlés également. Dieu voulut que certains livres échappent à ce sort, et parmi eux ce qu’il avait copié de la traduction par Alpago de la description d’Ibn an-Nafîs de la circulation pulmonaire. Les chercheurs ont longtemps cru que le mérite de cette découverte revenait à Michel Servet, puis après lui à William Harvey. Ce n’est qu’en 1924 que le médecin égyptien Dr Muhyî ad-Dîn at-Tatâwî a pu rétablir la vérité lorsqu’il a découvert un manuscrit du Sharh tashrîh al-qânûn dans la bibliothèque de Berlin et a rédigé sa thèse de doctorat à ce sujet. Il ne s’est penché que sur un thème de cet imposant ouvrage : « La circulation sanguine selon (Ibn an-Nafîs) al-Qarshî ».
Ses professeurs et ses directeurs de recherche furent stupéfaits en lisant le résultat de ses recherches. Ils eurent du mal à le croire, ne connaissant pas eux-mêmes la langue arabe, et envoyèrent un exemplaire de la thèse à l’orientaliste allemand Meyerhof[2] qui vivait alors au Caire afin d’avoir son avis sur ce qu’avait écrit le chercheur. Meyerhof apporta son soutien au docteur at-Tatâwî et écrivit au sujet d’Ibn an-Nafîs dans un de ses ouvrages : « J’ai été surpris par la ressemblance, la similitude même, entre certaines phrases essentielles de Servet et les propos d’Ibn an-Nafîs, qui avaient été traduits quasiment littéralement… Servet, qui était théologien et non pas médecin, a évoqué la circulation sanguine dans le poumon dans les termes mêmes d’Ibn an-Nafîs qui vécut près d’un siècle et demi avant lui. » Meyerhof fit ensuite part de ce qu’il avait appris sur les travaux d’Ibn an-Nafîs à l’historien George Sarton[3] qui publia cette vérité dans le dernier volume de son célèbre ouvrage Histoire de la science.[4]
Aldo Mieli[5] écrivit à son tour, après avoir eu accès aux deux sources : « Ibn an-Nafîs décrit la petite circulation en des termes qui correspondent mot à mot à ceux employés par Servet : il est donc manifestement juste d’attribuer la découverte de la circulation pulmonaire à Ibn an-Nafîs plutôt qu’à Servet ou Harvey. »[6]
De telles usurpations et de telles entorses au principe de l’honnêteté scientifique au détriment des savants musulmans sont loin d’être rares. Nous en citerons rapidement quelques exemples :
– La paternité de la sociologie a été attribuée au français Durkheim[7] tandis que le véritable fondateur de cette science, comme on le verra par la suite, fut le savant musulman Ibn Khaldûn.
– Les lois du mouvement ont été attribuées à Isaac Newton tandis que, ces lois ont été découvertes par deux savants musulmans, Ibn Sînâ et Hibatallâh ibn Malkâ.[8]
– On trouve dans l’Opus majus de Roger Bacon[9] un chapitre entier, le chapitre cinq, qui n’est qu’une traduction mot pour mot du traité d’optique d’Ibn al-Haytham, sans qu’il ne soit fait aucunement allusion à l’auteur original.
Tout cela s’est produit avec les œuvres des musulmans, mais les musulmans eux-mêmes avaient une tout autre attitude, fondée sur l’honnêteté scientifique. Ils ne manquaient pas d’attribuer le mérite d’une œuvre à son auteur : on ne voit jamais un savant musulman s’attribuer une découverte ou une description scientifique qu’il aurait reprise d’un savant des autres civilisations. Les noms des savants dont ils ont repris les travaux abondent dans les œuvres des savants musulmans : Hippocrate[10], Galien[11], Socrate, Aristote, etc., se voient attribuer leur juste place et sont mentionnés avec les égards qu’ils méritent. Le nom d’aucun savant n’était passé sous silence, même si sa contribution à l’œuvre était minime.
Par exemple, les fils de Mûsâ ibn Shâkir écrivent dans leur traité de géométrie Kitâb ma`rifat misâhat al-ashkâl al-basîta wal-kuriya : « Tout ce que nous avons décrit dans notre ouvrage est le fruit de notre recherche, sauf la connaissance de la circonférence par le diamètre, qui est l’œuvre d’Archimède[12], et la connaissance de la relation de proportionnalité entre deux grandeurs, qui est l’œuvre de Ménélaos[13]. »[14]
Citons encore ici le célèbre médecin musulman Abû Bakr ar-Râzî (connu en Occident sous le nom de Rhazès), l’auteur d’un des plus grands ouvrages de l’histoire de la médecine, al-Hâwî. Il écrit : « J’ai réuni dans cet ouvrage la somme et le détail des connaissances médicales que j’ai tirées des ouvrages d’Hippocrate, Galien et Oribase… ainsi que d’autres philosophes et médecins anciens, puis après eux d’autres médecins modernes tels que Paulos, Aharûn, Hunayn ibn Ishâq[15], Yahyâ ibn Mâsawayh[16] et d’autres. »[17]
En outre, les bibliothèques musulmanes contenaient des traductions des ouvrages des savants étrangers portant le nom de leurs légitimes auteurs. Il était fréquent qu’un auteur musulman rédige un commentaire de ces ouvrages sans intervenir dans leur contenu : l’idée de l’auteur original était ainsi préservée intacte. C’est le cas par exemple du commentaire du savant musulman al-Fârâbî[18] sur la Métaphysique d’Aristote.
Cette immense honnêteté scientifique était l’une des grandes vertus des savants musulmans. C’est l’un des principes par lesquels ils ont profondément transformé le mode de pensée des savants anciens. Ceci est d’autant plus remarquable qu’à leur époque, les gens de ces nations ne connaissaient pas eux-mêmes l’histoire de leurs ancêtres : il aurait donc été facile aux savants musulmans de s’approprier les résultats de leurs recherches, si leur comportement n’avait pas été régi par de stricts principes éthiques.
[1] William Harvey (1578-1657), médecin anglais connu en Occident comme le découvreur de la circulation sanguine et du fonctionnement du cœur comme une pompe.
[2] Max Meyerhof (1874-1945), orientaliste et ophtalmologue allemand, l’un des principaux orientalistes occidentaux. Il apprit l’arabe, s’installa en Egypte en 1903 et mourut au Caire. Il s’est particulièrement intéressé à l’histoire de la médecine et de la pharmacologie dans la civilisation musulmane.
[3] George Sarton (1884-1956), pionnier de l’histoire des sciences d’origine belge, spécialisé dans les sciences naturelles et les mathématiques, a enseigné dans les universités américaines et à l’université américaine de Beyrouth. Son plus célèbre ouvrage est Histoire de la science.
[4] Voir Muhammad as-Sâdiq `Afîfî, Tatâwur al-fikr al-`ilmî `ind al-muslimîn p. 208, et ` Alî `Abdallâh ad-Dafâ`, Ruwâd `ilm at-tibb fî l-hazâra al-islâmiyya, p. 451.
[5] Aldo Mieli (1879-1950), orientaliste italien, auteur du livre La science arabe et son rôle dans l’évolution scientifique mondiale.
[6] Voir `Alî `Abdallâh ad-Dafâ`, Ruwâd `ilm at-tibb fî l-hazâra al-islâmiyya, p. 451.
[7] Emile Durkheim (1858-1917), sociologue français, a enseigné la sociologie à l’université de Bordeaux puis à la Sorbonne à Paris, connu en Occident comme le fondateur de la sociologie.
[8] Hibatallâh `Ali ibn Malkâ Abû l-Barakât al-Baladî (mort en 560H/1165), surnommé Awhad az-Zamân (l’unique de son temps), médecin vivant à Bagdad. D’origine juive, il devint musulman vers la fin de sa vie. Il était au service d’al-Mustanjid Billâh al-`Abbâsî et s’enrichit à ses côtés. Voir Ibn Abî Usaybi`a, `Uyûn al-anbâ’, 2/313-316, et az-Zarkalî, al-A`lâm 8/74.
[9] Roger Bacon (1214-1292), philosophe et savant anglais, grande figure du développement des sciences au Moyen Age. Connu en Occident comme le fondateur des sciences expérimentales et comme l’un des premiers savants à avoir étudié l’optique.
[10] Hippocrate de Cos (460-355 av. J.-C), surnommé le père de la médecine, personnalité scientifique la plus célèbre de l’histoire. Il apprit la médecine de son père et y excella. Il est à l’origine du serment prononcé par les médecins.
[11] Galien (130-200 apr. J.-C.), médecin grec, l’un des plus célèbres médecins de l’histoire. Il est considéré comme l’un des grands fondateurs de la médecine, et en particulier de l’anatomie.
[12] Archimède (287-212 av. J.-C.), physicien et mathématicien considéré comme l’un des plus grands mathématiciens de l’Antiquité, père de la géométrie.
[13] Ménélaos d’Alexandrie, savant grec du premier siècle après J.-C., géomètre, auteur d’ouvrages étudiés par les musulmans sur les sphères et sur l’astrolabe. Voir Hâjî Khalîfa, Kashf az-zunûn, 1/142.
[14] Banû Mûsâ ibn Shâkir, Kitâb ma`rifat al-ashkâl al-basîta wal-kuriya, recension de Nasir ad-Dîn at-Tûsî, p. 25.
[15] Abû Zayd Hunayn ibn Ishâq al-`Ibâdî (194-260H/810-873), médecin, historien et traducteur, d’al-Hira en Irak. Il connaissait le grec, le syriaque et le persan et fut nommé par le calife al-Ma’mûn directeur du bureau des traductions. Voir Ibn an-Nadîm, al-Fihrist p. 409, et Ibn Abî Usaybi`a, `Uyûn al-anbâ’ fî tabaqât al-atibbâ’ 2/128-137.
[16] Abû Bakr Zakariya Yûhannâ ibn Mâsawayh, médecin d’origine syriaque, élevé en pays arabe. Il fut le médecin personnel d’ar-Rashîd, al-Ma’mûn, puis al-Mutawakkil. Mort à Samarra en 243H/857. Voir Ibn an-Nadîm, al-Fihrist p. 411, et Ibn Abî Usaybi`a, `Uyûn al-anbâ’ fî tabaqât al-atibbâ’ 2/109-122.
[17] Ibn Abî Usaybi`a, `Uyûn al-anbâ’ fî tabaqât al-atibbâ’ 1/70.
[18] Abû Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhân al-Fârâbî (260-339H/874-950), célèbre savant d’origine turque ou iranienne, l’un des plus grands philosophes musulmans, né à Fârâb et mort à Damas. Voir Ibn Khallikân, Wafayât al-a`yân 5/153-156.
Le principe de l’honnêteté scientifique est là encore un principe nouveau qui n’est apparu qu’après l’avènement de l’islam. En l’absence de principes religieux ou éthiques, les gens n’hésitaient pas à s’attribuer les différentes découvertes pour en tirer richesse et renommée.
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